" Jan Bruegel II met le feu !" par Sophie Reyssat - Gazette du 19 mai

"Le tableau, de la main du dernier représentant de la dynastie des Bruegel, nous touche tout autant qu’il y a quatre cents ans en raison de l’universalité de son sujet. Les catastrophes nous accompagnent depuis l’aube de l’humanité, transposées dans des récits religieux et mythologiques qui ont traversé les siècles, de la destruction de Sodome attribuée à la colère divine, à l’incendie de Troie provoqué par les hommes. Jusqu’au XVIIe siècle, y compris pour les savants des deux confessions chrétiennes, un enseignement doit en être tiré : les désastres constituent un avertissement exhortant les humains à amender leur comportement. Entre châtiment et purification, la symbolique du feu, qui est aussi l’un des emblèmes de la guerre, est d’une grande richesse. La peinture flamande s’en est emparée, faisant des paysages incendiés un genre très prisé. Jérôme Bosch (vers 1450-1516), qui aurait été témoin des ravages de l’incendie de Bois-le-Duc, sa ville natale, en 1463, a largement participé à cette tradition avec ses visions de l’enfer.
Les flammes trouant la nuit se retrouvent ensuite chez Pieter Bruegel l’Ancien (vers 1525-1569). Son fils cadet Jan Ier, dit Bruegel de Velours (1568- 1625), a poursuivi cet héritage, en écho aux destructions des guerres de religion déchirant l’Europe au XVIe siècle. Il prend des sujets littéraires pour prétexte, afin de mettre en scène ses incendies. Tiré de l’Iliade de Homère, celui de la ville de Troie lui a inspiré quatre compositions aux architectures fumantes et rougeoyantes, celles d’un théâtre fantasmagorique que les acteurs du drame tentent de fuir. Le groupe formé par Énée portant son père Anchise devient ainsi l’emblème de l’humanité prise au piège. L’une des versions, ici reprise par son fils Jan II, dit le Jeune (1601-1678), les montre s’échappant de la fournaise par l’angle inférieur gauche du tableau, tandis que des bateaux précisément décrits s’apprêtent à prendre le large à l’opposé, en contrebas. Dans la peinture de Jan II, datée des années 1630 selon le certificat établi par le Dr Klaus Ertz, spécialiste de la dynastie des Bruegel et de leurs ateliers, les personnages sont reproduits avec une minutie en opposition avec les lueurs tremblantes du lointain déchirant la nuit de pleine lune, étrangement dégagée dans le coin supérieur gauche.
Au premier plan, un homme et une femme ont réuni leur trésor d’orfèvrerie, scintillant dans l’obscurité avec un raffinement permis par le support de cuivre. Du haut de la colline où le peintre place le spectateur, le regard explore le paysage en contre-plongée ; il zigzague entre les plans successifs des bâtiments en ombres chinoises, attiré par le fleuve éclairé comme en plein jour sous l’astre nocturne. Au cœur de ce panorama fantastique, donnant l’illusion de la tridimensionnalité, non loin d’un pont embrasé surgit le cheval de Troie dans une lumière blanche irréelle. Prise, pillée, incendiée, la ville devient cendres, tandis qu’Énée survit à sa destruction pour bientôt fonder Rome. Cette vision cauchemardesque de Troie embrasée confine au sublime. Apprécié par les collectionneurs flamands du XVIIe siècle, le sujet, traité par l’artiste de manière fantastique, renvoie à des peurs ancestrales bien réelles."
par SOPHIE REYSSAT 
Cabinet Turquin.
Jan Bruegel II, dit le Jeune (1601-1678),
L’Incendie de Troie avec Énée portant Anchise, cuivre signé, 23,5 x 30,5 cm (détail).
Estimation : 40 000/60 000 €